MAP N°33 QUE RESTE-T-IL DE L'UTOPIE ?

186 pages, 16.5 X 24 cm, ISBN 978-2-8103-0372-4

Un grand merci à cette recension, hors du commun  de Yonnel GHERNAOUTI

L’utopie, cette étoile qui refuse de s’éteindre… L’utopie est un phare vacillant sur l’océan de l’Histoire, un éclat lointain qui scintille à la lisière du possible. Tour à tour vision prophétique, rêve éveillé ou mirage insaisissable, elle est le filigrane des plus hautes aspirations humaines. Matières à penser – Que reste-t-il de l’utopie ? interroge cet élan intemporel, scrute son souffle et sa persistance, en un chœur d’intellectuels et de poètes, d’érudits et de passeurs. Dans ce numéro dense, la pensée utopique est retournée comme une pierre levée, examinée sous toutes ses faces, soupesée, questionnée, et jamais réduite à un simple vestige du passé.

Chaque contribution est une facette d’un prisme où se reflètent nos espoirs et nos désillusions. En guise d’ouverture, Stéphane Debureau, écrivain discret mais incisif,  s’attarde souvent sur ces espaces interstitiels où l’homme se confronte à son propre vide. Ici et maintenant, il tisse une correspondance singulière dans son « Lettre d’un vieux monsieur à Archipel ». Ce texte, à la croisée de la prose poétique et du récit méditatif, épouse la forme d’une lettre fictive adressée à un lieu aussi réel qu’imaginaire. L’auteur y convoque la mémoire d’un ailleurs disparu, une île intime et insaisissable, reflet d’une quête intérieure où le silence du monde devient écriture. L’Archipel qu’il évoque ici n’est pas sans rappeler certaines des utopies insulaires qui jalonnent l’histoire littéraire, de Thomas More à Aldous Huxley. L’« Archipel » dont parle Stéphane Debureau est-il une utopie perdue ou un état de conscience, un sanctuaire intérieur ? Son écriture, flottante et presque musicale, oscille entre la confidence et l’allégorie initiatique. Comme dans un conte philosophique, le narrateur semble s’adresser à une entité qui lui échappe, une patrie de l’âme qu’il croyait oubliée. Cette île lointaine, il la nomme, il la convoque, mais elle demeure insaisissable, suspendue entre le souvenir et le rêve. Ici, l’utopie se fait intime : elle n’est plus un projet collectif mais une expérience intérieure, une nostalgie du possible.

Les autres auteurs poursuivent cette quête sous des angles variés. Michel Auzas-Mille relit Don Quichotte à la lumière de l’utopie amoureuse, Claude Valsardieu interroge le fragile équilibre entre l’utopie et le réel, tandis qu’Hocine Atrous s’engage sur les sentiers mystiques du soufisme. François Brin évoque l’utopie comme un espace de rencontre, là où Philippe Heckmann s’attarde sur une tradition utopique plus tangible, ancrée dans le socle du possible. Jean-Claude Mondet, est versé l’art des transmutations spirituelles, et Jean-Claude Émériau, quant à eux, plongent dans l’univers des savants et des hippies, révélant les germes utopiques nichés dans des contre-cultures où l’avenir se réinventait dans des vapeurs de rêves. Là où certains voient dans l’utopie un mirage condamné à s’évaporer sous la chaleur du pragmatisme, d’autres la défendent comme une nécessité spirituelle, un impératif ontologique. L’utopie, loin d’être une vaine illusion, serait l’expression d’une foi en la perfectibilité de l’homme, une projection de la Gnose sur le parchemin du monde. Il ne s’agit pas tant d’une fuite hors du réel que d’un regard jeté au-delà du visible, d’un élan qui trace des chemins dans l’épaisseur du présent. L’utopie, en ce sens, rejoint la quête initiatique : elle est ce qui pousse l’homme à franchir les colonnes du Temple, à interroger l’Invisible, à embrasser l’inconnu sans crainte. Dans cette mosaïque d’essais, une constante se dessine : l’utopie comme miroir. Miroir des aspirations humaines, certes, mais aussi miroir des impasses d’un monde qui peine à s’inventer autrement. Kinthia Appavou évoque le « jeu des miroirs », une réflexion vertigineuse où l’utopie et son contraire s’enlacent, révélant tour à tour la lumière et l’ombre. Dans cette dialectique du rêve et du réel, l’utopie n’est plus un absolu figé, mais un mouvement, une respiration qui traverse les âges. Certains articles sont empreints d’une mélancolie diffuse, d’autres vibrent d’un optimisme combatif, mais tous, d’une manière ou d’une autre, posent cette même question essentielle : que reste-t-il de l’utopie ? Peut-être la réponse se trouve-t-elle dans ces lignes mêmes, dans cette obstination à penser ce qui semble inatteignable, à le formuler encore et toujours. Car l’utopie, loin d’être un vestige du passé, est peut-être simplement l’autre nom de l’espérance – cette étincelle qui danse dans l’œil du pèlerin lorsqu’il marche vers l’inconnu. Matières à penser – Que reste-t-il de l’utopie ? n’apporte pas de réponse définitive, et c’est là toute sa richesse. Il est un compendium de réflexions, un labyrinthe où chaque lecteur trouvera son propre chemin. Ceux qui cherchent une analyse froide et distanciée seront sans doute déroutés par cette effervescence intellectuelle, mais ceux qui acceptent de se laisser porter y trouveront une matière précieuse. Lire ce numéro, c’est naviguer entre rêve et raison, entre contemplation et engagement. C’est interroger notre propre rapport à l’utopie, et se demander si elle est un vestige du passé ou une flamme que nous devons entretenir. Peut-être, après tout, que ce qui reste de l’utopie n’est rien d’autre que la question elle-même – une question qui, tant qu’elle sera posée, continuera d’éclairer notre chemin.

Recension de Rémi Boyer 

Matières à Penser se devait de consacrer un numéro au thème de l’utopie dont nous manquons cruellement en cette sombre période. La revue débute par un texte de Michel Auzas-Mille, Don Quichotte ou l’utopie d’amour : le Mat dans lequel Don Quichotte en lui-même est particulièrement absent, sans doute retiré dans la Sierra Morena. L’article traite du Mat, identifié ici à Don Quichotte, et de la folie, thème érasmien et cervantésien.

Plusieurs modalités utopiques sont explorées dans ce numéro fort riche allant de folles utopies à des utopies qui se veulent réalistes.François Brin nous rappelle les deux néologismes formés par Thomas More, Utopia, le « sans lieu » et Eutopia, « le lieu du Bon » qui nous permet de penser que l’utopie désigne un lieu qui n’existe pas encore, un lieu à venir, ou déjà là mais non actualisé.

Philippe Heckmann développe longuement la place et la fonction de l’utopie réaliste dans la Tradition. Il propose « une direction différente du sens commun pour ce terme : non seulement il ne s’agirait pas d’imaginaire mais de Réel, c’est-à-dire de ce qui est le plus fondamental, le plus essentiel, c’est-à-dire une « Substance », au sens antique. 

La réalité, poursuit-il, n’est en effet qu’une interprétation humaine, solide quoique évolutive du Réel, lequel reste un socle stable et inchangeable. »

La Tradition, en ses multiples expressions, devient le dépositaire privilégié de réalisations utopiques internes comme externes.

Le sommaire permet d’observer comment l’utopie se prête au jeu de miroirs évoquée par Kinthia Appavou :

Si les utopies sont souvent orientées vers « l’île des Immortels », elles ont de tout temps suscité des expériences communautaires comme les communautés hippies, qui nous sont relativement connues, mais aussi ces communautés rurales que nous fait découvrir Witold Zaniewicki. Des communautés familiales organisées autour du principe « au même pot et au même feu » ont su pour certaines traverser étonnamment les siècles. Certaines ont exercé jusqu’au siècle dernier.

La lecture de ce numéro permet d’envisager l’utopie comme animant tous les domaines de la vie, de la spiritualité à l’écologie, des traditions initiatiques aux sciences dites « dures ».